Traduire des romans à l’aide de l’intelligence artificielle (IA) : c’est le pari audacieux et controversé que Veen Bosch & Keuning, la plus grande maison d’édition des Pays-Bas, a lancé en novembre 2024 avec le soutien de Simon & Schuster, maison d’édition britannique. À l’heure où l’IA s’invite dans tous les domaines, même la littérature n’est plus à l’abri.
Une telle initiative met en évidence l’importance culturelle de la traduction : sans elle, la littérature telle que nous la connaissons n’existerait pas. Les contes de fées que nous lisions enfants viennent des frères Grimm, les religions que l’on nous a enseignées trouvent leurs sources dans l’hébreu et l’araméen, et les mythes grecs eux-mêmes sont traduits. Bien souvent, nous ne réalisons même pas que nous lisons des traductions.
« Les auteurs devraient donner leur consentement afin d’entamer l’expérience », a annoncé le porte-parole de Veen Bosch & Keuning. Aucune explication officielle n’a été donnée, mais cette décision semble avant tout motivée par des raisons économiques. L’IA générative, gratuite et déjà largement utilisée pour la traduction technique, a modifié le travail des traducteurs spécialisés.
Quand la machine défie l’art
« Pourquoi l’auteur, qui a consacré du temps et de l’énergie à peser chaque phrase et à façonner chaque personnage, confierait-il la tâche de transmettre son message à un robot ?» s’interroge Frank Wynne, traducteur primé de Windows on the World de Frédéric Beigbeder, qui accuse l’édition de dévaloriser l’art de la traduction, désormais dominée par la logique du produit et du profit.
Les traducteurs, artisans invisibles
Les traducteurs ne sont pas de simples secrétaires chargés de transcrire un texte, mais de véritables auteurs qui le réécrivent dans leur propre langue à travers un processus à la fois complexe et profondément créatif.
Pourtant, ces artisans de l’ombre restent sous-payés et méconnus : Wynne confie devoir traduire près de cinq romans par an pour atteindre un revenu moyen. Qui plus est, « quand on lit un roman traduit, on ne sait presque jamais qui l’a traduit », déplore Michael Hofmann, lauréat de l’International Booker Prize, créé en 2016, en pointant du doigt l’invisibilité des traducteurs. Or, malgré son ambition de les mettre en lumière, le Prix n’a pas réellement tenu ses promesses : le nom des traducteurs des œuvres primées, publiées en anglais au Royaume-Uni, ne figure toujours pas sur la première de couverture.

Un paradoxe culturel et économique
Bien que le recours à l’IA ne concerne pour l’instant que les romans commerciaux, Veen Bosch & Keuning affirme ne pas prévoir son utilisation pour la fiction littéraire.
Pourtant, le paradoxe est frappant : les maisons d’édition cherchent à réduire les coûts grâce à l’IA, alors même que les ventes de romans traduits ont augmenté de 22 % entre 2021 et 2023, portées par des lecteurs de moins de 35 ans. Au moment où la traduction connaît un regain d’intérêt, l’industrie menace de la confier à des machines.
Les traducteurs littéraires ont toujours été les « cendrillons » de l’industrie de l’édition : ignorés et mal-payés. Et pourtant, ce sont eux qui, dans l’ombre, font vivre les mots des autres et tissent les ponts invisibles entre les cultures. Si la machine devait un jour prendre leur place, nous perdrions l’âme qui traverse nos textes. Car une langue traduite sans regard humain risque de devenir une langue sans profondeur. L’IA ne menace pas les traducteurs : elle menace notre culture.
Source: Claire ALLFREE (4 November 2024). « Make robots our translators and we risk cultural disaster », in The Telegraph, https://www.telegraph.co.uk/books/authors/translation-artificial-intelligence-authors/

Très intéressant, ça fait vraiment réfléchir au rôle de la traduction.
Article très intéressant et captivant!
proud